Les onze
Roman policier noir
Les onze
Onze ouvrages qui n’auraient pas dû être publiés et encore moins écrits...
La famille Agrippa, libraires lyonnais depuis de nombreuses générations, possède deux caractéristiques particulières : un seul homme nait à chaque génération et tous sont obsédés par la collection d’ouvrages occultes qui se transmet de père en fils. 2023, Albérias Agrippa, après du décès de son père découvre l’héritage de sa famille.
Les onze livres pourraient être à sa portée, mais une mystérieuse organisation sans nom veille…à ce qu’ils ne soient jamais découverts. Sera-t-il tenté par ces ouvrages maudits ou sera-t-il le premier Agrippa à résister à leur pouvoir ?
ISBN : 979-8336999372
Nombre de pages : 336 pages
Date de sortie : 03 septembre 2024
Lire un extrait - Chapitre 1 [Signori del mondo]
Milan, 1924
Aristide Agrippa monta dans le train pour Lyon-Paris avec un sourire aux lèvres. Ses deux mains étreignaient fébrilement une sacoche de cuir brun, usée et gonflée, qu’il tenait serrée contre sa poitrine. Il se faufila entre les personnes qui tentaient d’enlever leur manteau avant de s’asseoir, évitant de justesse des coups de coude et des gifles de tissu. Aristide parcourut deux wagons d’un pas rapide, les yeux brillants, pour finalement arriver dans celui des premières classes, et là, il se jeta littéralement sur le premier siège disponible en poussant un petit cri de soulagement. Le préposé responsable de la rame fronça les sourcils et s’approcha de lui.
— Soyez le bienvenu, Monsieur, dit-il d’un ton froid et avec un fort accent italien.
Aristide leva ses yeux pétillants et salua d’un bref hochement de tête.
— Buongiorno, Signore ! Quelle belle journée, n’est-ce pas ?
Le préposé se força à sourire.
— Oui, très belle. Vous avez une place réservée, Monsieur ?
Aristide hocha la tête, et toujours en souriant, ôta sa main droite de la sacoche pour la glisser dans son manteau de laine noire. Il fouilla quelques poches internes, puis en retira un bout de carton brun qu’il tendit au contrôleur. Ce dernier s’en empara et y jeta un rapide coup d’œil. Il émit un grognement de satisfaction et le rendit à Aristide en s’inclinant légèrement. Il lui adressa à nouveau un sourire poli avant de se tourner vers les autres voyageurs qui envahissaient le wagon. Petit à petit, le compartiment se remplit de voyageurs, mais Aristide ne sembla pas les voir. Il demeurait assis sur son siège, la tête baissée, les yeux grand ouverts, un sourire béat figé sur ses lèvres, sa précieuse sacoche en cuir posée sur ses genoux, maintenue par ses deux mains.
— Vous permettez, Monsieur ? demanda une voix féminine.
Aristide sembla émerger avec peine de son état de sérénité et il leva les yeux.
— Je vous en prie, répondit-il à l’élégante dame qui s’asseyait en souriant timidement à ses côtés. C’était une femme d’une trentaine d’années, vêtue d’une longue robe en laine brun foncé et d’un manteau de fourrure. Son petit chapeau contenait avec peine une abondante chevelure blonde ondulée. Son visage était agréable, mais sans beauté particulière. Artistide la considéra quelques secondes, car son allure générale lui plaisait, puis il baissa à nouveau la tête. Il semblait désireux d’ouvrir sa sacoche et d’en retirer le contenu, mais sans se décider pour autant.
— Vous allez jusqu’à Paris ? demanda la femme d’une voix douce.
— Non, répondit laconiquement Aristide.
— Lyon, alors ?
— Oui.
— Savez-vous à quelle heure nous arriverons ?
Aristide fronça les sourcils, semblant fouiller dans sa mémoire clairement occupée par d’autres considérations à cet instant.
— 21 heures 30, ce soir, je crois.
La femme consulta une petite montre en or qu’elle portait sous sa blouse et soupira.
— Il n’est que treize heures. Nous devrons nous armer de patience, je le crains.
— Oui… ce n’est pas grave, dit Aristide.
Peu désireux d’entamer une discussion de plusieurs heures, il se recroquevilla sur son siège et se tourna légèrement vers la fenêtre. Il fixa un point quelconque à l’extérieur, tout à ses pensées.
— Vous voyagez pour le plaisir ? demanda la femme d’un ton détaché.
Aristide fut tenté de ne pas répondre, mais la politesse le força à le faire.
— Oui… et non. J’étais à Milan pour…acheter un livre.
— Un livre ? Vous êtes un collectionneur ? demanda-t-elle avec un sourire plein d’espoir.
— Non, non, un libraire. Je tiens une librairie à Lyon et…
— C’est fascinant ! Je suis moi-même une enragée de littérature et d’éditions originales.
— Ah bien, bien, bafouilla Aristide, en tentant d’imaginer une solution pour se sortir de cette impasse.
Il s’était maudit un certain nombre de fois lors de situations similaires, car l’énoncé de la profession de libraire provoquait des réactions trop souvent curieuses et ennuyeuses. Il grimaça en voyant la dame s’animer en lui narrant sa collection, ouvrage après ouvrage. C’était bien sa veine ! De tous les voyageurs, il était tombé sur une amatrice de livres, bavarde et de toute évidence désireuse de passer les prochaines heures à parler.
— …un livre entre vos mains ?
Aristide qui n’écoutait plus depuis quelques minutes fut brusquement ramené à la réalité.
— Pardon ?
— Je vous demandais si c’était un livre rare que vous rapportiez à Lyon ? répéta-t-elle en désignant la sacoche.
Par réflexe, Aristide baissa la tête et fixa d’un air confus ce qui se trouvait sur ses genoux.
— Oui… non ! Je… non, c’est un cadeau pour ma femme.
Sa voisine de train joignit les mains et ferma les yeux.
— Comme c’est romantique ! Votre épouse a bien de la chance !
— Vous croyez ? balbutia Aristide, de plus en plus dépassé par la situation.
— Mais bien sûr ! Avoir un mari qui fait un voyage jusqu’à Milan juste pour lui rapporter un cadeau, c’est une chose rare ! Et si belle !
— Mais en fait, je…
— Quand vous m’avez dit que vous étiez libraire, j’ai tout de suite imaginé que vous aviez fait ce long voyage pour chercher un ouvrage rare et précieux.
— Je…
— Je ne peux pas croire que vous n’ayez pas trouvé un superbe ouvrage dans ces pittoresques librairies de Milan !
Aristide serra encore plus fort son bagage contre sa poitrine, comme s’il voulait la protéger de cette dame à la curiosité fort gênante.
— Non, vraiment, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais. Alors j’ai acheté un beau chapeau pour mon épouse.
— Il est emballé et fragile ! ajouta-t-il précipitamment quand il vit la femme ouvrir la bouche, certainement pour lui demander de le lui montrer.
Il décida de se montrer grossier et se tourna ostensiblement vers la fenêtre, puis tira un petit livre de sa poche. Il sourit faiblement en guise d’excuse avant de se plonger dans la lecture. Le reste du voyage se passa silencieusement, bien que ponctué par quelques tentatives de la jeune femme de renouer la conversation, rapidement tuées dans l’œuf par Agrippa.
Lorsque le train entra dans la gare de Lyon, il se leva le premier et fonça vers la sortie. Dès que le contrôleur eut ouvert les portes, il dévala les trois petites marches métalliques et se mit à marcher d’un pas rapide vers la sortie des quais. Une fois dans la rue, il se retourna, mû par une intuition soudaine et vit la dame quelques mètres derrière lui, souriante.
— Au revoir, Monsieur ! J’ai été ravie de faire votre connaissance, dit-elle en s’engouffrant dans un taxi monoplace Peugeot.
Durant quelques instants, Aristide demeura pétrifié jusqu’à ce que le chauffeur, excédé et impatient, le force à monter à son tour dans son taxi.
Tandis que les rues défilaient à travers les fenêtres sales, il hésita à sortir son précieux bien de sa sacoche, comme pour vérifier qu’il était encore présent. Le trajet depuis Milan avait été un calvaire, car il avait espéré pouvoir consulter tranquillement son acquisition pendant les longues heures de train. Mais la présence de cette femme l’avait étrangement terrorisé. Il ricana de sa propre bêtise. Cette dame était simplement bavarde et devait détester la solitude, voilà tout. Saisi par une impulsion, il ouvrit la sacoche et tâta de sa main droite le paquet. Soudainement, il leva les yeux et vit le chauffeur l’observer dans le rétroviseur. Aristide referma précipitamment la sacoche et se tassa contre son siège, la bouche sèche.
Arrivé devant chez lui, il régla le chauffeur, attendit que celui-ci ait disparu puis sonna à la porte.
— Mon chéri ! Tu es enfin rentré ! s’écria son épouse avant de l’embrasser. Tu as fait bon voyage ?
— Ne m’en parle pas ! Long et ennuyeux à n’en plus finir !
— Tu n’avais donc pas pris un livre ?
— Si, mais je l’ai terminé après quelques heures. J’ai donc dû regarder le paysage durant le temps qu’il restait.
— Mon pauvre, tu aurais dû sympathiser avec tes voisins de siège !
Ce simple énoncé lui fit jaillir l’image de la pie blonde et bavarde.
— Pas envie, grommela-t-il en ôtant son manteau. Et Adelphonse ?
Son épouse fit un geste du menton en désignant une des chambres du couloir.
— Au lit, bien entendu. Il a école demain matin.
Aristide hocha la tête en souriant de fierté paternelle. Leur fils de quatorze ans avait des prédispositions extraordinaires pour prendre un jour la suite de la librairie familiale et parallèlement continuer la collection d’ouvrages occultes et ésotériques de la famille.
Il ouvrit sa sacoche pour en sortir un beau paquet de papier bleu nuit et le tendit à son épouse.
— Pour toi, mon amour ! Tout droit sorti d’une boutique milanaise !
Sa femme déballa son cadeau et poussa un cri de joie quand elle découvrit le magnifique chapeau cloche blanc. Tout à son bonheur, elle se précipita vers le grand miroir de l’entrée, ajustant le couvre-chef sur sa tête.
— Il est sublime ! Tu es adorable !
— Dernière mode italienne ! Je file dans mon bureau, dit Aristide en tapotant sa sacoche. On se voit plus tard.
Il soupira de contentement quand il referma doucement la porte derrière lui. Il se précipita vers la porte-fenêtre et l’ouvrit. Il ressentait le besoin de respirer de l’air frais, car il suait à grosses gouttes. L’air chaud de ce mois de juin l’étouffait.
Il se laissa tomber sur sa chaise, se servit un verre de cognac qu’il vida d’un trait et remplit à nouveau son verre. D’une main fébrile, il saisit l’ouvrage dissimulé dans une poche latérale de sa sacoche et le posa sur la table. Il inspira profondément et avança une main tremblante, pour en toucher le cuir. Mais à un centimètre de la couverture noire, il la retira craintivement et grimaça.
— Pas de précipitation, Aristide, ce n’est pas un exemplaire du Comte de Monte-Christo ! murmura-t-il.
Il parcourut la couverture, en lut le titre à voix basse.
— Habite mon corps…
Un voile noir recouvrit ses yeux et il lui sembla manquer d’air. Sa poitrine paraissait compressée et lui faisait mal. Il se massa le torse puis se força à inspirer et expirer plusieurs fois de suite.
— Calme-toi, mon vieux. Cela fait cinq ans que tu cherches cet ouvrage, il est tout à fait logique que tu te sentes nerveux.
Il toucha la couverture en cuir et récita de mémoire :
— Habite mon corps, Vücudumda yasa, de l’esclave turque Beyza Burcu Aksoy, traduction en français de Aleister Sagedieu, 1799, Cristos Editions.
D’une main douce, il tourna la première page et eut la satisfaction de voir écrit ce qu’il venait d’énoncer d’une voix faible.