"Mais ça oui, c’est un monsieur bien comme il faut, toujours poli, lui. Même de l’époque où il recevait beaucoup, car je peux vous dire que des femmes, il en a ramené, des femmes. Et des belles ! Pas que, mais souvent. Au début, les locataires se plaignaient du bruit, mais par la suite, ils appréciaient. Je crois que ça les inspirait, les ébats de monsieur Lorfeuvre. Vous savez que la plupart des couples de l’immeuble ont eu un enfant supplémentaire depuis qu’il est là ?"
Dans les gueules du Loup
Polar rétro : saga du détective Lorfeuvre tome 3
Dans les gueules
du Loup
Ce troisième volume des aventures du détective Lorfeuvre vous emmènera cette fois-ci à la chasse au loup ! Mais un loup particulier, surnommé le Loup de Paris, vivant en ville et non au fond d’une grotte, cambrioleur de génie, empereur du crime et du grime, homme mystérieux aux mille visages dont personne ne connaît le véritable nom ni la véritable apparence et qui a la fâcheuse tendance à faire disparaître pour de bon ceux qui s’intéressent de près ou de loin à ses activités, ce qui est le cas de notre ami Lorfeuvre ! Mais cette fois-ci, cela risque de lui coûter très cher. Ses adjoints, Béatrix Beccus dit BB, Paillefer et Racicot, aidés par l’ex-prostituée Misérine, devront faire appel à toutes leurs ressources pour empêcher ce dangereux Loup de descendre leur patron…
ISBN : 979-1040516293
Nombre de pages : 241 pages
Date de sortie : 16 juin 2022
Disponible dans les abonnements Kindle et Kobo+
Lire un extrait - Chapitre 1 :
Le Loup de Paris
Juin 1962, Paris
Dans la rue déserte et sombre de la Mangouste, une silhouette se faufilait, sautant de pavé en pavé, tantôt plaquée contre les briques rouges d’un bâtiment ou les pierres grises des immeubles, tantôt à découvert, mais toujours au pas de course. Elle semblait vouloir éviter soigneusement les marques jaunes lumineuses créées par les lampadaires. Zigzagant, elle avançait néanmoins rapidement, ne trahissant sa présence que par le froissement de son pardessus, noir comme le chapeau qu’elle portait. Un vrai courant d’air se déplaçant comme un chat de gouttière, de ruelles en murets, traversant squares et places, contournant édifice après édifice.
Arrivée à la Place du Reposoir, elle s’engouffra sous une porte cochère où il était écrit à la craie blanche « Défense d’uriner ». Plus loin, elle sortit tout un attirail de crochetage d’une poche et s’attaqua à la serrure d’une double porte en métal peinte en vert. Une petite minute plus tard, le cylindre pivota et le battant s’entre-ouvrit. La silhouette se glissa dans l’immeuble et gravit quatre à quatre les marches. Sa démarche ressemblait à celle d’une danseuse, très ondulante. Les hanches, bien dessinées par le pardessus très cintré, balançaient de droite à gauche, dans un mouvement en général réservé à certaines professionnelles. Une fois sur le palier du premier étage, la silhouette se tourna dans tous les sens et soupira quand elle trouva la porte qu’elle cherchait. Elle s’avança sur la pointe des pieds et sortit à nouveau ses outils. Elle avait à peine eu le temps d’enfoncer le tenseur dans le cylindre qu’un canon de revolver se posa fermement sur sa tempe.
— Pas gentil, ça, de s’introduire la noye chez les gens.
La silhouette se figea et un rictus déforma sa bouche.
— Pas gentil, ça, d’empêcher les gens de travailler, flicard.
— La confusion t’égare, coco, je ne suis pas poulet.
— Ah ! Un héros insomniaque et désoccupé ?
— ‘Y a de ça. Relève-toi, les mains en l’air et sans geste brusque. Mon copain flingueur est chatouilleux. Parole, un courant d’air le fait frémir !
La silhouette se releva lentement, les deux bras à la verticale. Lorfeuvre sentit son cœur se mettre à danser le cha-cha-cha. Cela faisait les lustres qu’il attendait ça.
— Finalement, je vais voir le visage du Loup de Paris…
Il s’interrompit en voyant ce qu’il y avait sous le chapeau.
— Tu as un masque ! Voilà comment tu fais ! Un masque de plastique fin couleur chair qui imite les traits d’un autre ! T’es un vrai timide, hein dis ?
L’homme au masque fronça les sourcils.
— On se connaît ?
Lorfeuvre haussa les épaules et émit un petit rire.
— Presque ! Et pas grâce à toi ! Je t’ai raté trois fois au cours des quinze dernières années, quand j’étais au 36. T’es un vrai lièvre, mon coco !
— Alors je n’étais pas loin, en t’appelant flicard. T’es juste un vieux poulet. Quelle frustration doit t’habiter, mon pauvre !
— T’en fais pas pour moi ! Maintenant, je t’ai, je te garde.
Lorfeuvre admira le masque en souriant.
— De près, tu ne fais pas illusion, mais de loin, c’est fameux ! Bon, suis-moi, il y a un tas d’autres insomniaques en uniforme qui meurent d’envie de te connaître. En attendant, je vais t’ôter ce vilain masque pour voir ton joli minois et…
L’homme en pardessus bougea si rapidement que Lorfeuvre n’eut pas le temps de réagir. Il reçut un coup de pied digne d’un champion de savate qui lui fit sauter son revolver des mains. Les deux hommes s’empoignèrent, chacun frappant, heurtant et étranglant l’autre. Dans leur lutte homérique et silencieuse, bien que ponctuée de grognements, l’un tentant de projeter l’autre à terre, ils se déplacèrent inconsciemment et dangereusement vers le sommet des escaliers. L’homme au pardessus maîtrisait la savate, mais Lorfeuvre avait reçu un solide entraînement de boxe par son adjoint, Paillefer. Ceci ajouté à sa formation de policier, il réussissait aisément à parer les coups de son adversaire, mais sans pour autant placer avec succès son fameux crochet du gauche. Soudainement, il sentit son pied droit rencontrer le vide, son corps tomber en arrière et par réflexe il saisit le col du pardessus noir de son adversaire. Les deux hommes, entraînés par leur propre poids, dévalèrent en roulé-boulé les escaliers et se fracassèrent durement sur le marbre blanc de l’entrée. Ils demeurèrent ainsi, immobiles, dans un méli-mélo grotesque, les deux corps enchevêtrés.
*
Béatrix descendit de sa Lancia Flavia décapotable blanche, le sourire aux lèvres, comme à chaque fois qu’elle se rendait à son travail. L’agence « Lorfeuvre, enquêtes en tout genre » occupait depuis quelques mois de nouveaux bureaux, plus spacieux, plus aptes à accueillir les cinq employés que comptait désormais leur activité. Les talons plats de ses bottes montantes résonnèrent sur le trottoir et sa longue chevelure blonde ondula au gré de ses pas. Depuis la funeste affaire de l’année précédente, qui s’était soldée par la mort de l’affreux mafieux Coccozza et pour elle par un séjour de quelques semaines à l’hôpital – sans compter quelques cicatrices dues aux trois balles reçues, leur agence de détectives s’était développée à grande vitesse. Cerise sur le gâteau, ils avaient accueilli une nouvelle recrue, l’ex-prostituée Misérine. Libérée de l’emprise maléfique de son maquereau, elle les avait rejoints comme secrétaire, tapant lentement et mal à la machine, mais regorgeant de bonne volonté. Elle vivait à la colle avec Jules Paillefer, qui depuis une année flottait au-dessus du nuage de la félicité. Il ne marchait plus, cézigue, il planait. Racicot, de son côté, tentait toujours de trouver une femme pour ses longues soirées d’été et d’hiver, mais sans succès. Il continuait à fréquenter les rades, persuadé que si son collègue et ami Jules avait réussi à s’y dégoter une poupée, cela pourrait fonctionner pour lui aussi. Quant à Lorfeuvre, après une longue, mais irrégulière et compliquée histoire avec la sublime Cubaine, Maria Carmen, il avait connu une période d’intense travail et de profond ennui à propos des choses de l’amour. Il avait rangé l’attirail du séducteur queutard dans un placard et avalé la clé. Il se défonçait jour et surtout nuit dans ses enquêtes, peu soucieux de ramener chez lui une fille différente chaque soir. Béatrix, elle, vivait toujours une grande histoire avec sa chère Ozirie, peintre de peu de talent, mais aussi belle que gentille.
BB ignora les regards abasourdis des hommes qu’elle croisait et le regard peu amène de leurs conjointes. A vingt-huit ans, elle resplendissait comme jamais et sa beauté de jeune fille laissait place à une grâce et à une classe de femme de bientôt trente. Elle arriva devant la porte de l’agence, sortit son trousseau de clés de son sac à main, mais s’aperçut au même moment que Misérine était déjà à son poste. Béatrix sourit et entra.
— Bonjour Misérine !
— Oh ! Bonjour, Mademoiselle !
BB se retint de sourire et secoua sa belle tête. La jolie rouquine de vingt ans n’arrivait toujours pas à tutoyer la grande blonde. Elle gardait de son passé de prostituée et d’enfant de la rue une sorte de complexe envers ceux qui l’en avait sortie. Elle vouait à Jules Paillefer un amour inconditionnel, un respect sans bornes à Lorfeuvre pour l’avoir engagée, une complicité de frérot avec Racicot et une admiration touchante pour l’intelligence de Béatrix. La pauvre Misérine avait trouvé dans cet assemblage hétéroclite de personnes aux vies si différentes une famille : celle qu’elle n’avait jamais eue.